CÉLÉBRATIONS NATIONALES 1994

COMMÉMORATION NATIONALE
PLACÉE SOUS LE HAUT PATRONAGE DE
MONSIEUR FRANCOIS MITTERAND
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANCAISE

MESSE SOLENNELLE DU CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE
HOMÉLIE DE MONSEIGNEUR JEAN-MARIE LUSTIGER
BASILIQUE DE SAINT-BENOIT-SUR-LOIRE
5 MARS 1994

 

« Frères et sœurs,

Max Jacob eût été le premier étonné de ce rassemblement. Dans ses méditations, il a un jour souhaité pouvoir imaginer ce qui se passerait dans l'avenir et était bien loin d'entrevoir que nous serions tous ainsi présents aujourd'hui pour nous souvenir de lui, alors que nous n'avons encore guère déchiffré son secret.

Depuis vingt-quatre heures, j'ai relu les volumes de Max dont certains gardent trace d'une lecture ancienne, et je pensais laisser à lui seul la parole, mais je vois que cela ne convient pas. Je cite cependant deux poèmes Le tambour de ville et Il a été perdu une belle âme à l'état de neuf, la rapporter à Dieu son propriétaire ; et, comme en pendant, l'aveu bien étrange de ce pénitent : "la rivière de ma vie est devenue un lac ; ce qui s'y reflète n'est plus que l'amour, amour de Dieu, amour en Dieu". Oui, sa vie demeure une énigme, tout autant que sa mort. Énigme parce qu’on n'a vu en lui qu'une sorte de saltimbanque de génie et cependant poète infiniment aimé de tous ceux qui ont su deviner son secret, ou du moins l'entr'apercevoir.

Or, il s'est éteint comme une flamme sautillante, alors que ses familiers sont devenus ces géants qui livrent à notre époque l'art contemporain et l'aventure esthétique de ce siècle finissant. On a peu souligné, en effet, dans l'épisode de son baptême au début du siècle, conté par lui avec la verve qui lui était constante, que Pablo Picasso avait été son parrain. Ils étaient ensemble à Montmartre rue Ravignan et au Bateau Lavoir où se retrouvaient beaucoup de ceux qui marquèrent notre temps. Picasso et Max Jacob sont ainsi liés dans leur aventure initiale ; vous vous souvenez sans doute du cousin explorateur qui rapporta des images d'Afrique et donne à Picasso l'idée de gommer la perspective et de désarticuler le classicisme de l'académie auquel il était encore soumis. Des deux quel est celui qui donne son sens à notre siècle ? Le pauvre Max pénitent de Saint Benoît, mort à Drancy en 1944, ou l'homme couvert de gloire dont les oeuvres remplissent les musées de l'ancien comme du nouveau monde ? Lequel nous donne le secret d'une aventure qui est aussi la nôtre et qui n'est pas seulement une aventure esthétique ?

Confrontés aux lectures de cette célébration que nous avons entendues, les écrits de Max y font écho : c'est lui qui donne le secret de notre temps, en le contestant. D'une autre façon, il le fait aussi dans sa mort. Rappelez-vous le petit poème dédié à Jean Rousselot qu'il a appelé Amour du prochain. Il l'a sans doute écrit après une promenade en bord de Loire, du moins c'est ainsi que je l'imagine.

J'ai reçu hier une lettre d'un homme qui était à Drancy et qui n'a rien d'un poète. Mais quand Max touche un être, semble- t-il, il fait surgir la poésie ! Il y avait dans la lettre ce poème involontaire, ce poème en prose admirable que je cite de mémoire : "Je pense souvent au petit homme — il décrit ainsi celui qu'il n'a pas vu — emporté sur cette planche étrange entre deux roues de bicyclette sur laquelle on emmenait les morts." Involontaire poème en prose traçant la fin de celui qui tant d'années a essayé d'entrer dans le mystère de la grandeur de Dieu et de la conversion.

Je fais maintenant le sacrifice des poèmes que j'aurais voulu vous lire, pour vous livrer ce qui me vient à l'esprit aujourd'hui, et plus clairement qu'en ces années où, adolescent, je l'ai entr'aperçu ici même, quand je découvrais la poésie grâce à lui.

L'Évangile de ce jour nous a montré le Christ qui purifie le Temple, demeure de Dieu, et qui ainsi ouvre la voie à la sainteté et à la pratique des commandements lus dans le livre de l'Exode. L'acte purificateur du Christ sanctifie la demeure de Dieu, le cœur de l'homme en réalité, temple véritable, et permet que se réalise la volonté sainte de Dieu. Ainsi nous est révélé l'amour infini de Dieu et la vocation de l'homme à la sainteté. Entre la purification du Temple et celle du cœur de l'homme, il y a le mystère scandaleux du crucifié, du Messie humilié par qui toute la faiblesse des hommes, tous les péchés du monde sont portés, pardonnés, et par qui la grâce est donnée à l'homme d'accomplir l'impossible, de changer sa vie, non pas pour une autre vie seulement, mais déjà pour une vie autre en ce temps, dans l'espérance de l'ultime accomplissement. Et ce mystère qui est un scandale, c'est celui de la mort, de l'innocent, et déjà du pauvre crapaud qui traverse la rue, auquel Max s'est volontairement identifié.

Alors qui de Max Jacob ou de Picasso nous livre le secret de notre temps ? Je devine la réponse dans les méditations besogneusement reprises par Max Jacob sur les fins dernières selon l'expérience spirituelle de toute la Tradition. On y a trop vu une obsession sur le péché, la mort, l'enfer, le paradis et le lecteur naïf ou trop pressé peut être surpris de cette insistance qui semble comme au seuil de la vie spirituelle et du mystère chrétien. En réalité, ce travail que fait Max sur lui-même, sur sa propre vie, où il se bat comme un artisan, comme quelqu'un qui sans cesse use la pierre, s'y reprend et recommence et répète ; ce travail de coups de ciseau, de coups de marteau sur sa propre vie, et sur son passé et sur son existence présente, fait jaillir non pas des poussières, mais des étincelles de poésie. De chaque fragment le plus banal, le plus besogneux, émanent des trésors que beaucoup ont recueillis avec reconnaissance.

Or, ce travail de soutier, ce travail de moine, car il se disait lui-même le plus étrange des moines, c'est le travail de conversion de notre temps engagé dans une oeuvre séduisante au plan esthétique. S'étant converti, ayant découvert son péché, ayant découvert sous l'image l'idole, Max a voulu purifier son regard, son cœur, pour ne regarder que l'autre image seule digne de l'homme, l'icône. En effet, les mots idole et icône qui ont la même signification en grec, la langue chrétienne les a radicalement distingués.

Dans sa recherche esthétique, Max a saisi qu'il devait purifier la fascination idôlatrique pour emprunter un chemin de contemplation et de découverte de la vérité de l'homme comme de la vérité de Dieu. Et ce chemin n'est pas seulement un jeu de l'esprit, une confrontation d'idées. Il est le chemin concret, obstiné d'un retournement du cœur, d'une redécouverte des axes fondamentaux de la vie humaine, pour que celle-ci à son tour devienne capable de produire son fruit. Et je crois que cette longue patience de Max, cette obstination, est un signe et un appel pour tous ceux qui s'interrogent sur le devenir de notre temps.

Je conclus par la lecture du texte intitulé Devant une colonne blanche d'église (Derniers poèmes en vers et en prose, pages 42-43, éd. Gallimard), et j'imagine que cette colonne est l'une de celles que nous avons sous nos yeux. »

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Cette homélie recueillie par le frère Louis-Marie et les moines de la Communauté monastique de St Benoît-sur-Loire
ne fut jamais relue par son auteur et demeure le témoignage d’une improvisation brillante et émouvante
de cet homme exceptionnel.